Mythes et limites des explications sociologiques.

5/12/2020 retouché le 15/12/2020

Suite aux derniers attentats islamistes (assassinat de S. Paty, des trois personnes dans la basilique de Nice) et la « gueule de bois » que beaucoup ont ressentie… comme un surgissement d’une réalité qu’on peinait à voir ou dont on ne voyait pas encore la gravité, certains intellectuels ont cru bon de diffuser une tribune * notant qu’il fallait lier les attentats aux « guerres impérialistes » menées par l’Occident. Car, pour eux, ces guerres étaient la cause des attentats. Pour le moins, une cause plus importante que la volonté hégémonique djihadiste. Ils reprochaient à certains journalistes et « commentateurs dans certains journaux » de « se repaître des attentats pour achalander leur boutique raciste et fourbir leurs appels à la guerre comme au choc de civilisations. 1 » Signée par Badiou, Burgat, Delphy, etc.

Une réponse (contre-tribune, dirons-nous) ** leur a été adressée, émanant du milieu des études ‘stratégiques’ et militaires, indiquant que « si le terrorisme djihadiste réagit à quelque chose, c’est bien plus à l’héritage des Lumières qu’aux interventions militaires… ».

Une troisième tribune ***, rebondissant aux deux précédentes, a voulu critiquer la contre-tribune et revenir (en enfonçant le clou !) sur le propos avancé par la première. On y renchérit donc : « les pays ciblés par des attaques terroristes le sont en vertu des politiques qu’ils mènent (tant sur la scène internationale que ‘domestique’ 2) et non à cause des valeurs qu’ils incarnent. » et avancent des preuves … « de nature probabiliste » (ce sont eux qui les disent telles).

Il est intéressant d’aller voir plus près ce que disent ces articles et ce qu’on peut en penser.

on pourra lire aussi : https://faut-le-dire.fr/index.php/2020/10/24/terrorisme-et-terrorises/

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La première tribune ne fait que rappeler les positions que l’on qualifiera de tiers-mondistes, faute de mieux, le point intéressant est la parole de cet officier, le colonel français François-Régis Legrier, engagé en Afghanistan puis en Irak, qui déclare : « Nous avons détruit massivement les infrastructures et donné à la population une détestable image de ce que peut être une libération à l’occidentale, laissant derrière nous les germes d’une résurgence prochaine d’un nouvel adversaire. Nous n’avons en aucune façon gagné la guerre. » On peut souscrire à cet avis. Quant à dire que « nous » n’avons pas gagné la guerre … il conviendrait déjà de déterminer précisément qui est ce « nous ». Le problème des morts et des destructions dans les guerres est éternel. Il est cependant indiqué dans la deuxième tribune quelques considérations qui indiquent un clivage entre ceux qui – au moins – essaient de réduire le nombre de victimes et ceux qui, au contraire, ont toute une population à terroriser, par des raids aériens par exemple, comme ce fut le cas pour Bachar El Assad.

Cette contre-tribune étaye ensuite dans un long exposé les arguments qui, selon les auteurs, amènent à penser qu’il s’agit bien d’une lutte pour l’hégémonie de la part des islamistes. Son intérêt est l’abondance de preuves tangibles : « Historiquement, lorsque la France a été frappée par un terrorisme d’origine moyen-orientale, c’était généralement sans intervention dans les pays concernés : on pense au terrorisme palestinien dans les années 1970, iranien dans les années 1980, algérien dans les années 1990… » … des faits dont tout le monde se souvient. « Pour Mohamed Merah, ajoutent-ils, c’est l’occupation israélienne qui « justifiait » l’assassinat d’enfants juifs (2012). Quant aux attentats contre « Charlie Hebdo » et l’Hyper Cacher (2015), ils n’avaient rien à voir avec nos engagements militaires. Le père Hamel (2016), Xavier Jugelé (2017), les victimes de la gare Saint-Charles (2017), ou encore Samuel Paty (2020), n’ont pas non plus été tués au nom d’une prétendue vengeance pour des opérations extérieures françaises.

Même chose chez nos voisins. Les attentats commis en Allemagne (2016, 2020) et aux Pays-Bas (2018, 2019) étaient-ils dus à un interventionnisme tous azimuts de Berlin et de La Haye ? Ceux de Stockholm (2017), Helsinki (2017) et Vienne (2020) auraient-ils été causés par les bombardements massifs des armées suédoise, finlandaise et autrichienne ? On peine à reconnaître en nos paisibles voisins les « pays croisés » stigmatisés par les djihadistes… »

Voilà bien des faits (abondants) avec les motivations déclarées par leurs auteurs. Les Kouachi, par exemple, criaient après leur assaut : « nous avons vengé le prophète Mohammed 3Allah ou akbar. » Pas autre chose. Et, en écho, quasiment à chaque attentat islamiste. C’est même un critère utilisé par la police pour déterminer si, oui ou non, il s’agit d’un attentat islamiste.

À l’opposé, la troisième tribune (allant dans le sens de la première) rappelle que des statistiques ont été faites sur tous ces attentats et que l’interprétation est sans appel : « Les pays ciblés par des attaques terroristes le sont en vertu des politiques qu’ils mènent (tant sur la scène internationale que ‘domestique’ ) et non à cause des valeurs qu’ils incarnent. » Et cette affirmation est basée sur des statistiques qui prennent en considération tous les attentats.

Le moins qu’on puisse dire est qu’il y a un désaccord profond entre les deux positions. Alors que la contre-tribune reprend les déclarations des terroristes, les ‘sociologues’ 4 utilisent leurs statistiques. Ils écrivent même au passage : « Certes, ces preuves sont de nature probabiliste. Elles produisent des raisonnements à la moyenne visant à expliquer la grande majorité des attaques, mais pas toutes. »

Comme il y a contradiction avec ces données : déclarations d’un coté et statistiques de l’autre, on peut interroger la pertinence de chaque méthode.

En évitant de rejeter la vision ‘sociologique’ d’emblée (l’outil statistique peut avoir un intérêt) on se demande, tout de même, comment donc ces terroristes qui se lancent dans des actions meurtrières (dans lesquelles ils laissent leur peau la plupart du temps) et en donnent leurs raisons, pourraient – en fait – être dans un tel état de fausse conscience, œuvrés par des leviers complètement inconnus. On pourrait ajouter, pour aborder la question, ces phrases de G. Martinez-Gros « Tout étudiant en sciences humaines sait – ou devrait savoir – qu’il est impossible d’analyser un phénomène – ethnologique, sociologique, historique – hors des mots dans lesquels il se donne. Imagine-t-on d’analyser le nazisme comme on prétend aujourd’hui analyser le djihadisme, en détachant sa « base sociale » de son « propos idéologique » ? on en conclurait que les nazis furent des ouvriers malchanceux, des petits commerçants ruinés par la crise, des intellectuels au chômage, des ratés du système capitaliste… La guerre mondiale, la hiérarchie des races, l’extermination des juifs ? Mais de quoi me parlez-vous ? Simple habillage infantile d’une violence de déshérités… » 5

…la religion des dominés ?

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Le philosophe (néo marxiste ex maoïste) Badiou dit savoir mieux que les islamistes ce qui les pousse. Ils sont, d’après lui, mus par un « désir d’Occident » ! Ce qui induit – et qu’il faut admettre avec lui dans ce cas – que ces gens sont complètement ‘hors d’eux-mêmes’, ‘aliénés’ au sens de pris dans une idéologie qui les empêche de réfléchir sainement à ce qu’ils font. Soit. Et pour comprendre et instruire de la réalité des choses, un philosophe exposera qu’il faut user de la « dialectique » pour montrer que des croyants musulmans éliminent des mécréants …par désir (ardent) d’Occident ! Miracle de la dialectique.

Un sociologue utilisera, quant à lui, volontiers les statistiques. Il inclura dans ses données celles qui lui paraîtront pertinentes et aboutira à des conclusions. S’il n’est pas trop imbibé d’idéologie… Mais, tout de même, il faut garder à l’esprit qu’une série statistique n’a rien d’un simple ‘reflet’ de la réalité. Une question est posée donc un choix est fait parmi une multitude de données, et, d’après les résultats, une interprétation – parfois pas évidente – est faite ° . La réponse dépend évidemment de la question posée. En l’occurrence, les données utilisées sont le nombre d’attentats et l’implication d’un État dans des actions militaires auprès d’États musulmans. Pourquoi pas ? On peut quand même remarquer qu’il est ajouté un critère supplémentaire : « tant sur la scène internationale que ‘domestique’ ». Ce qui introduit comme critère les ‘discriminations’ vis à vis des musulmans à l’intérieur d’un État. Et comme pour les salafistes – mais aussi pour ces ‘sociologues’ – l’interdiction de port du voile est une mesure discriminatoire alors la France devient illico un pays discriminant. Gageons qu’ils auront trouvé bien d’autres mesures discriminatoires.

 

…la France est un pays discriminant les musulmanes voilées !

Le choix des critères pertinents à mettre en corrélation aurait pu être très différent. Par exemple, étudier la corrélation entre l’importance des actes terroristes et celle de la population musulmane. Ou du nombre de migrants musulmans. On aurait pu ainsi trouver d’autres résultats. Le critère retenu serait-il un élément d’une idéologie qui précède l’étude ? Une façon de trouver une réponse là où l’on veut qu’elle soit. Comme ces gens qui cherchent un objet perdu pendant la nuit …seulement sous le lampadaire. Car c’est là que l’on éclaire, tout le reste étant dans l’obscurité ! Si on avait enlevé de la liste des causes possibles du terrorisme les supposées ‘discriminations’ en France (interdictions du foulard à l’école, du hijab en ville, …) aurait-on eu les mêmes résultats ? Ces supposées ‘discriminations’-là font-elles vraiment partie de …l’impérialisme et de la politique étrangère de la France et des autres pays qui subissent le terrorisme ?

Mais, quoi qu’il en soit, dans ce cas qui nous occupe, le problème est que les uns (philosophes) comme les autres (sociologues) refusent d’entendre les justifications hurlées le plus souvent par les intéressés eux-mêmes. Ce qui pose quand même un problème car ces justifications – fausses, ou bien réelles – doivent être entendues. Surtout quand elles sont à ce point unifiées, que chaque attentat reprend le même slogan, qui pour des musulmans pratiquants fait partie des prières musulmanes, mais devient carrément un cri guerrier à l’oreille d’autres qui ne l’entendent que dans les hurlements des terroristes.

La tendance à considérer que les humains ne savent absolument pas ce qu’ils font (ce qui n’est pas entièrement faux bien entendu : l’inconscient existe et …l’aliénation collective est une réalité) pousse certains, particulièrement au sein des sciences humaines (on le voit dans bien des domaines), à prétendre savoir bien mieux que les acteurs eux-mêmes ce qui les met en mouvement. Au point de ne pas entendre ces acteurs. On peut se dire que les capacités de jugement de ces ‘sociologues’ commencent à se gripper sacrément quand l’analyste veut détourner sciemment les yeux et les oreilles des motivations invoquées par les acteurs eux-mêmes. Comment ne pas entendre de revendication religieuse quand des terroristes tranchent la gorge de gens qualifiés de ‘mécréants’ ou mitraillent des ‘blasphémateurs’ en clamant haut et fort que « Dieu est le plus grand » ?

D’autre part, il y a quelque chose de profondément ridicule à vouloir ranger les actes terroristes dans les cases préalablement établies d’une méthodologie statistique qui, au bout du compte, aboutit plutôt à masquer la réalité. Juste une procédure, un « process », comme on dit dans l’industrie. Le procédé industriel qui se love dans cette approche de l’étude des actions des hommes montre bien à quel point le progressisme (des sciences humaines) nous ouvre la route vers des horizons très obscurs. Si les hommes font l’histoire, mais ne s’en rendent pas toujours compte, il n’en reste pas moins que, pour en savoir plus sur le déroulement de cette histoire, il faut au moins les écouter (et les entendre), ne pas se contenter de schémas d’analyse en dehors de la réalité concrète qui est exprimée dans les actes. La ‘sociologie’ et les sciences humaines en général ont montré ces dernières années à quel point elles sont arrimées au ‘progrès’ du capitalisme malgré leur verbiage pseudo révolutionnaire.

Faire le constat. La critique bien sûr. Radicalement. Et le plus tôt sera le mieux !

Aujourd’hui on répète dans les sciences humaines et les milieux militants (de la gauche sociétale) que les problèmes sont « systémiques » (le racisme, l’islamophobie,…) et ainsi on enlève à la conscience et aux déclarations des acteurs eux-mêmes, toute réalité. Un déterminisme social corsète la réalité totalement. Une sociologue américaine R. Di Angelo ira même jusqu’à dénier le droit d’ouvrir la bouche (…pour parler) aux blancs qui ne reconnaîtraient pas le… « privilège blanc ». Les militants sociétaux lui emboitent le pas. Bien entendu.

Adresse aux privilégiés blancs

À celle-ci donc, le droit de distribuer la parole. La parole qui vaut, celle qu’on gagne à écouter (la parole qui peut être diffusée sur Youtube ou facebouc sans crainte d’être censurée – …aussi). C’est dire le peu de poids qu’ils reconnaissent à la parole et la conscience individuelle. Qui est, selon eux, tellement façonnée par l’environnement social que cela ne vaut pas la peine de l’écouter. Puisque nous sommes dans un racisme « systémique » plongé dans le grand Tout, ce que nous pouvons dire est déterminé à l’avance par notre position dans ce grand Tout. Dans le cas des terroristes, il ne leur est donné, par les auteurs de la troisième tribune, que d’être poussés par des idées qui les dépassent (assurément, celles mises en lumière par les Badiou, Todd et consorts), enserrés par des mouvements dans lesquels ils ne se voient même plus agir (seulement ré-agir contre les agressions occidentales), avec des motivations qu’ils n’ont même jamais imaginées (lutter contre l’impérialisme). Selon les ‘sociologues’ tout ce qu’ils disent et crient ne vaut rien ! Et …il n’y a pas de Dieu qui vaille. 7

Dans un monde où la représentation des choses passe avant les choses elles-mêmes, on a le tableau décrit dans la dernière tribune …un monde réellement renversé ! Remettons-nous vite sur nos pieds.

*première tribune :  https://www.nouvelobs.com/idees/20201114.OBS36086/guerres-et-terrorisme-sortir-du-deni.html

**deuxième (contre) tribune  https://www.nouvelobs.com/idees/20201121.OBS36387/guerres-et-terrorisme-ne-pas-se-tromper-de-cible.html

***troisième tribune à l’appui de la première : https://www.nouvelobs.com/idees/20201126.OBS36631/le-lien-entre-guerre-et-terrorisme-ce-qu-en-disent-les-etudes.html

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° Dans un tout autre domaine le docteur Louis Fouché dira quelque chose d’assez voisin sur les statistiques que le pouvoir a appliquées à la pandémie de coronavirus. « C’est du big data. Donc de l’algorithme gérant des courbes épidémiologiques qui vous disent mieux que vous ce qui se passe. C’est donc du délire ! »

1 « Le choc des civilisations », livre de S. Huntington, est un livre souvent cité mais très peu lu, dans lequel l’auteur n’appelle pas du tout à ce choc qu’il ne fait que constater. La dramaturgie avec laquelle certains reprennent ce titre fait le reste !

2 sic. « Domestic » signifie dans le jargon des aéroports : les vols ‘nationaux’ ou ‘intérieurs. Un mot comme ‘national’ leur écorcherait la gorge à coup sûr.

3 Il s’agit de l’insulte (au prophète) faite par les dessins reproduits dans Charlie Hebdo. Nulle doute que ceci entre dans l’analyse de la dernière tribune qui compte les « discriminations » « domestiques » comme des « agressions » envers les musulmans. …On a bien pu lire sur une pancarte en plein Paris que les musulmans sont traités en France comme les juifs l’étaient par les nazis ! Pas étonnant donc que, selon eux, les « musulmans » réagissent, n’est-ce pas, Messieurs-dames les défenseurs de la thèse de la vengeance des opprimés ?

4 La ‘sociologie’ est prise non pas au pied de la lettre mais comme mode de fonctionnement ; il n’est nulle part précisé que les auteurs sont sociologues.

5 « Fascination du djihad », Ed puf.

6  Ajoutons un petit bémol : les agresseurs du Bataclan en novembre 2015 avaient bien, d’après les témoignages de ceux qui s’en sont sortis, parler de venger les victimes musulmanes des actions militaires françaises. Pas Kouachi ni Coulibaly, ni Mérah ni le tchétchène, ni non plus le tunisien de la basilique de Nice. Il y a donc aussi – en mode mineur – ce sentiment d’une agression injuste (...des musulmans !) par les puissances occidentales. Ceci reste secondaire, bien après la haine du mécréant voire du débauché qui est omniprésente ; c’est ce qu’ils avaient dit en tirant sur la foule attablée aux bistrots parisiens. Paris est une catin !

Toutefois ce thème de l’agression contre les pays musulmans revient surtout dans la bouche de certains intellectuels occidentaux lors de leurs épanchements théoriques. Après tout, l’intérêt d’un intellectuel est de savoir mieux que les autres, et même mieux que ceux dont il décrit les agissements. Ce que ne désavoueraient certainement pas les auteurs de la troisième tribune. En fait, tous ces interprètes savent mieux que quiconque et leur grille de lecture est la seule qui vaut. Certains plumitifs sont même allés jusqu’à invectiver Kamel Daoud lors de l’affaire des agressions de femmes à Cologne. Un comble !