01/10/2023

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Dans un chapitre dans les dernières pages de son livre « L’industrie du complotisme » Mathieu Amiech écrit : « Je vais revenir dans ce chapitre sur cette histoire du capitalisme comme approfondissement de la dépendance. » C’est de cela que nous allons parler.

Il ajoute : « Toute la fin du Moyen-Âge, toute la Renaissance et l’époque des Lumières sont marqués par ce bras de fer entre les habitudes d’autonomie matérielle (et parfois politique) des couches populaires et la volonté expropriatrice des puissants. » 

Cela relève bien de la lutte des classes dont parle Marx. Mais il faut en préciser certaines modalités afin de voir comment les choses se sont passées et se passent encore.

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 Dans le livre de M. Amiech on trouve des exemples que nous allons analyser : 

1 _ page 186, écrit en 1890 par un sénateur américain de la Farmer’s Alliance.

« Il y a 50 ou 100 ans, les fermiers étaient dans une grande mesure des artisans, ils fabriquaient eux-mêmes une grande partie de ce dont ils avaient besoin dans la vie quotidienne. Chaque fermier avait une collection d’outils à l’aide desquels il fabriquait des instruments en bois tel que des fourches, des pelles, des manches de pelle et de charrues, des moyeux de voiture et une foule d’autres ustensiles. En outre, le fermier produisait le chanvre et le lin, la laine des moutons et le coton. On travaillait ces fibres à la ferme même, on les filait et on les tissait. De même, les vêtements et le linge étaient confectionnés à la maison, tout cela pour la consommation domestique. Dans chaque ferme, il y avait un petit atelier destiné aux travaux de charpente, de menuiserie et de mécanique. Dans la maison même se trouvait un métier à carder et à tisser…. en hiver, le froment, la farine, le maïs étaient apportés au marché parfois éloigné de 100 ou 200 miles. On y achetait pour toute l’année suivante de l’épicerie, certaines étoffes et autres marchandises semblables.
À présent, nous constatons un changement presque universel.
Le fermier vend son bétail et achète de la viande fraîche ou du lard, il vend ses cochons et achète du jambon ou de la viande de porc, il vend ses légumes et ses fruits et les rachète sous la forme de conserve.il achète aujourd’hui presque tout ce qu’il produisait autrefois et pour cela il lui faut de l’argent. »

Il est montré comment l’économie domestique (on produit ce qu’on consomme) s’est transformée en l’espace de cinquante ans en économie monétaire au XIX°s aux États Unis.

2 _ page 188, L’empire des tsars et les Russes, Anatole Leroy-Beaulieu, 1897. « Jamais les membres du comité de rédaction de la loi de 1861 [qui émancipait les serfs en Russie], même les plus favorables aux paysans, n’ont eu l’idée de leur donner assez de terre pour qu’il n’y ait plus besoin de travailler en dehors de son champ. Que serait, dans ce cas, devenu les propriétés laissées à la noblesse, et par quelle main eussent-elles été cultivées ? Où le commerce, où l’industrie, comme la grande propriété eussent-ils pris les bras dont ils avaient besoin ? »

émanciper les serfs ? Oui, mais à condition qu’ils soient utilisés comme main d’œuvre, pas pour qu’ils soient autonomes (comme dans les villages libres [appelés Mir] de Russie, par exemple).

3 _ page 190. Journal officiel de la République française, 1898. « Pas de jardin ; les légumes se vendent à un prix exorbitant ; pas d’arbre fruitier. Et pour trouver les mangues si renommées de Cayenne il faut aller maintenant à la Martinique. La mer, les rivières, possèdent une grande quantité de poissons mais il est très tranquille et on mange la morue qui vient de Terre-Neuve. La Guyane a d’immenses savanes où le bétail pourrait prospérer. Mais il n’en est rien, pour alimenter en viande de boucherie la ville de Cayenne, on est obligé d’aller à grand frais chercher dans l’Orénoque et au Parà des bœufs. Les neuf dixièmes de la Guyane sont couverts d’immenses forêts et, pour les constructions qu’on y élève on fait venir par navire des bois de sapin de l’Amérique du Nord. La colonie achète au dehors tout ce dont elle a besoin pour son alimentation et la farine dont elle fait son pain et la viande qu’elle mange et le vin qu’elle boit. Elle ne vend en retour qu’une marchandise unique, le métal jaune sous la forme de poussière ou sous forme de lingots. » Les esclaves de Guyane ont été ‘émancipés’ de la même façon que les russes, sans qu’ils aient les moyens de vivre de façon autonome. Contrairement aux paysans américains. On comprend le pouvoir d’attraction de l’Amérique (surtout pour les émigrants d’Europe orientale) à peine sortis de la servitude.

4 _ page 190 191. Plus près de nous dans l’espace mais pas dans le temps, au Moyen Age : « En obligeant les villageois et les métayers à utiliser les gros moulins à eau qu’ils avaient construits au bord des fleuves et en prélevant une taxe sur leur utilisation, les seigneurs travaillaient à la perte d’autonomie des « manants » et à la naissance d’une économie plus monétarisée. Il poussaient (ou obligeaient) les paysans à délaisser leur propre outil et à vendre une partie de leur production pour pouvoir payer la redevance du moulin seigneurial. »
Empêcher les gens d’utiliser leurs outils pour leur faire payer l’utilisation des outils des seigneurs. Un vrai racket pour empêcher l’autonomie et contraindre à insérer les gens dans une « économie monétarisée », c’est-à-dire des échanges via l’argent.

5_ page 196. Là, un exemple contemporain :

« La répétition ‘ad nauseam’ des publicités racoleuses, l’autorité de la science et les propositions généreuses des services sociaux ont poussé les citoyens des pays industrialisés à déléguer toujours plus de tâches du quotidien. Les rapports marchands et la bureaucratie publique ont petit à petit grignoté la sphère familiale et personnelle ; il est devenu désirable et absolument normal de tout acheter, et de faire chaque chose de la vie conformément au Conseil des spécialistes. C’est l’âge du supermarché….. aux États-Unis cela fait plusieurs décennies que presque personne ne se fait plus à manger. Les Américains consomment avant tout des repas préparés par d’autres et c’est bon pour les chiffres de la croissance. »

L’époque moderne et post moderne, la dépossession soft : avec les innovations technologiques, pub, science, services sociaux, confort,… tout converge pour que chacun achète ce dont il a besoin et ne produise plus grand chose par soi-même.

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Marx qui comprend l’histoire comme l’histoire de la lutte des classes, savait bien que l’accumulation des techniques et l’organisation nécessaire à celle-ci accroissaient « la dépendance des individus vis-à-vis de la machine sociale » : il l’écrit dans le Capital (1) et ailleurs. Sa théorie cependant le pousse à exprimer que l’histoire passe par certains stades. Après la société aristocratique de l’Ancien Régime, vient la société bourgeoise capitaliste et ensuite – possiblement – le communisme qui ne peut qu’être issu de cette société capitaliste car celle-ci crée la classe ouvrière qui œuvrera pour la destruction du capitalisme et l’avènement de la société communiste.

De sorte que les socialistes qui l’ont précédé, pense-t-il, sont « utopistes » car ils n’ont pas conscience de cette nécessaire « maturité » de la société capitaliste permettant de passer au communisme. Il dira, par exemple, des Luddites (2) qu’il est vain de casser les machines, que la machinisation de la production est nécessaire parce que, grâce à elle, viendra l’émancipationseulement au moment où les prolétaires s’approprieront les moyens de production élaborés pendant la période capitaliste. Impossible donc de court-circuiter cette étape capitaliste libérale.

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Pour les libéraux, le monde se doit d’aller vers une production toujours plus grande de marchandises avec les modifications de l’environnement naturel que cela implique ainsi qu’une dépossession de plus en plus complète. Celle-ci se réalise avec l’hypertrophie d’un monde rempli de machines et géré à l’aide d’une organisation de plus en plus vaste et contraignante qui dépouille les humains de leurs capacités d’initiatives sur leurs vies et le monde.

Mais si l’objectif de Marx de réaliser un monde sans classes est louable il existe une opposition entre lui et des théoriciens comme Polanyi (exemple parmi d’autres). Ce dernier admet que la lutte des pauvres contre les riches sous l’Ancien Régime se déroulait entre ceux qui voulaient garder les libertés qu’ils avaient (les pauvres) et ceux qui voulaient changer le monde – à leur avantage bien sûr ! (les riches). De sorte que l’opposition entre riches et pauvres est basée sur ce constat : les riches ont été – et sont toujours – ceux qui veulent changer le monde et les pauvres, ceux qui veulent garder les avantages qu’ils ont (…acquis) et que la tradition (ou les lois) leur octroie. La différence est ainsi indiquée dans un édit royal dès 1607 en Angleterre : « l’homme pauvre sera satisfait dans son but : l’habitation ; le gentilhomme ne sera pas entravé dans son désir : l’amélioration. » le terme habitation renvoyait à la stabilité de l’environnement, aussi bien naturel que social, à laquelle étaient attachés les hommes pauvres » [« pauvre » étant entendu bien sûr comme relatif à d’autres ; et surtout, à cette époque, il s’agit des paysans qui vivent sur et de leurs terres]. « C’était la nature nourricière et la coutume, les règlements, les traditions. » ( Najib Abdelkader 3). Cependant « cette habitation ne renvoie évidemment pas à un temps idyllique – les rapports de pouvoir ont toujours existé […] »

Comme l’avait clairement établi Marx, et c’est fondamental, la seule classe révolutionnaire de l’Histoire a été, jusqu’à présent encore, la bourgeoisie, celle qui veut changer le monde …en permanence ! Pour cette classe, il s’agit là d’un besoin impérieux et essentiel. C’est la nouveauté du système capitaliste dans lequel tout est toujours en mouvement. Mu par la volonté de… progresser ! D’améliorer. On vit mieux, disent-ils, avec la voiture, puis avec l’avion, puis avec le smartphone et ainsi de suite à l’infini ! Par contre, remarquait Orwell mais aussi Lénine, les ouvriers, les paysans encore moins, ne veulent pas sauf situation historique particulière (révolutionnaire, par exemple) – changer le monde ; ils veulent, par contre, parfois, améliorer leur condition.

Venons-en donc au point central qui permet de comprendre la différence entre les deux points de vue : Si Marx voit l’émancipation sous la forme d’une société très industrialisée et administrée par le prolétariat vainqueur (stade communiste) qui se sera saisi du pouvoir politique et économique, dans la critique anti-industrielle (l’Encyclopédie des Nuisances, M. Amoros, J. Semprun, PMO, M. Amiech, etc mais aussi les précurseurs : G. Orwell, L. Mumford, J. Ellul, B. Charbonneau, etc), cet horizon d’industrialisation perpétuelle est considéré comme le pire horizon qui soit. La dépossession y est complète.

D’une certaine façon, l’industrialisation est la voie aussi bien suivie par le capitalisme, bien sûr, que par les régimes s’inspirant du marxisme orthodoxe. Lénine avait bien dit : « le socialisme, c’est les soviets [c’est à dire les conseils ouvriers] PLUS l’électrification ! » et la plus grande puissance capitaliste aujourd’hui (en 2023) est bien un pays gouverné par un parti unique : le Parti Communiste Chinois.

La question aujourd’hui n’est donc pas d’accéder au pouvoir pour remplacer les patrons par des commissaires politiques (élus ou non élus) mais de défaire les pesantes chaînes qui nous empêchent de maîtriser notre existence : l’État, les grandes entreprises mondialisées, les organismes nationaux et supranationaux de toutes sortes qui, sous prétexte d’organisation technique ou technologique, de science (souvenons-nous du covid), de nécessité commerciale ou autres, nous contraignent à subir leurs logiques mortifères.

Conclusion

M. Amiech, pour revenir à son livre, écrit : « [les] auteurs de la maison d’édition la Roue (M. Amoros, M. Gomez) [disent]que les luttes de territoire constituent un renouveau de la lutte des classes au 21e siècle. Certains combats essentiels à l’avenir pourraient ainsi ressembler aux luttes pré-industrielles, quand les villageois et autres manants d’Europe défendaient leurs habitats, leurs champs communs, leurs cours d’eau, contre des projets du Seigneur et de l‘entrepreneur qui impliquait la destruction de ce milieu de vie nourricier. »

On peut penser à la lutte contre l’aéroport de Notre Dame des Landes qui a défrayé la chronique pendant des années. On se souviendra au passage que les positions des écologistes et de la gauche n’ont jamais été clairement opposées à cette construction qui détruisait une partie du bocage nantais. Que les élus écolos locaux (comme F. De Rugy, EELV) voulant canaliser le mouvement à leur profit ont eu maille à partir avec les occupants de la ZAD, qui déposaient périodiquement des détritus devant la permanence de l’élu écolo.

Au Testet (barrage de Sivens) les opposants luttaient contre un projet de retenue d’eau devant alimenter l’agriculture industrielle locale, de grandes quantités d’eau étant nécessaires aux variétés de maïs dont celle-ci a besoin.

Plus récemment, les mégabassines en Vendée. Dans tous ces cas, il s’agit de reconquête d’un milieu de vie aux dépens de l’industrie (y compris agricole).

La grosse différence entre ces luttes et celles des paysans médiévaux étant que, dans ces derniers cas, ce sont les paysans locaux qui combattaient pour leur territoire alors que les combattants modernes pour les territoires cités au dessus étaient principalement des gens venus d’un peu partout avec une radicalité politique …déjà acquise par ailleurs, ce qui a impliqué des profils très différents et de plus en plus contradictoires avec les mœurs locales (comme les écolo-woke complètement connectés de la culture locale ces toutes dernières années).

Si ces luttes sont importantes, il faut insister aussi sur les luttes contre la pseudo science et les technologies qui entendent réglementer la vie des gens à coup de passes sanitaires, d’interdiction de circuler à certains types de voitures, bientôt de passes climatiques. Sans oublier la reproduction artificielle de l’humain à coups de Procréation Médicalement Assistée (PMA) et bientôt de Grossesse Pour Autrui (GPA). Aujourd’hui le pourcentage des naissances « assistées » augmentent démesurément de façon inversement proportionnelle aux capacités de reproduction naturelle des humains qui subissent le contre coup des pollutions affectant le fonctionnement des organes reproducteurs. Notons que la plupart des écolos et autres gens de gauche sont des progressistes acharnés et, par conséquent, favorables à toutes ces nouveautés qu’ils trouvent aguichantes.

Relevant un peu des deux précédentes, s’est imposée une lutte contre les hyper-organisations et la techno-bureaucratisation de toute activité humaine. Les foules, devenues de plus en plus denses, sont suspectes et les systèmes de surveillance (électronique ou pas) se généralisent dans toutes les villes et parfois même les villages. Plus de place, par ailleurs, à la spontanéité et la créativité, les protocoles envahissent tout le système de soins en médecine, par exemple. La gestion par les autorités devient nécessaires partout et phagocyte toute activité impliquant de nombreux individus, etc. Nous n’oublions pas l’outil le plus couramment utilisé à ces fins : le recours systématique à la numérisation de tout ce qui peut l’être ouvrant la possibilité d’un contrôle plus contraignant de tous. Sur ce seul aspect il faudrait revenir tant il est prégnant et accepté par bien des gens comme une liberté nouvelle.

Il est bien évident que les luttes pour améliorer quantitativement le quotidien sont nécessaires. Les salaires, les retraites, etc. Le risque, c’est que celles-ci nous fassent oublier ou sous-estimer les luttes pour l’autonomie.  »

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Ce que les spécialistes en sciences humaines voient comme un réseau sans fin d’interdépendance représente, en fait, l’assujettissement de l’individu à l’organisation, du citoyen à l’État, du travailleur au directeur, et du parent aux professions de l’assistance. Christopher Lasch, la culture du narcissisme, 1979

 

Notes :

1 _ Le Capital, 4° section, chapitre XV, pages 366 et suivantes de l’Ed. Garnier Flammarion. Les autorités mirent bien du temps à autoriser les innovations techniques, comme les métiers à tisser faisant le travail de plusieurs personnes. Leur crainte était de voir les ouvriers et artisans se transformer en mendiants. Les autorités britanniques n’eurent plus ces scrupules au XVIII°s. D’où se vérifie la théorie de Karl Polanyi selon laquelle l’économie dans les époques préindustrielles était encastrée dans le tissu social et ne pouvait se déployer de façon autonome comme au XIX°s. avec le pouvoir de la bourgeoisie.

2 _ Insurrection des artisans du nord de l’Angleterre au début du XIX°s, qui cassaient les machines, lesquelles détruisaient leur travail bien fait et leur mode de vie d’artisans libres.

3 _ La Décroissance, juillet 2023. Celui-ci a coécrit le livre : K. Polanyi et l’imaginaire économique. Éditions le passager clandestin.