Le livre de José Ardillo : « La liberté dans un monde fragile » aux éditions de l’Échappée est vraiment bienvenu.
Le sous-titre : Écologie et pensée libertaire, nous indique dans quelle direction va l’auteur, de quel bagage théorique il va nourrir son analyse. Et il va chercher son bonheur dans une série d’auteurs, de Thoreau à Ellul en passant par Landauer et Prudhommeaux, chez ceux qui ont vu ou entrevu qu’il n’y a pas grand-chose à attendre d’un éternel progrès technique, d’un accroissement de la production de marchandises et de l’État centralisé nécessaire à tout ça. En cela, il s’oppose à la tradition marxiste et surtout à Lénine pour qui « un vaste État centralisé ressemble déjà dans une certaine mesure à son État du futur [celui de Lénine] » (citation de Gustav Landauer) Pour J. Ardillo, les anarchistes comme les autres révolutionnaires ont – malheureusement – pensé que le progrès scientifique se rangerait tôt ou tard aux cotés de l’émancipation mais on le voit particulièrement aujourd’hui, après un bon siècle et demi d’illusions sur ce sujet, les destructions de la nature et l’aliénation de l’humain avancent avec le progrès technique. Ceux qui nous disent qu’on est plus près que jamais – objectivement, bien sûr ! s’empressent-ils d’ajouter – d’une société émancipée oublient que, si « l’homme n’est pas adapté à ce monde d’acier : elle [la technique] l’adapte. » (Ellul) Ce qui pose évidemment problème à ceux qui veulent …’changer le monde’. Car « la définition de la nécessité et de la liberté est modelée sur les us et coutumes de la société occidentale industrialisée », nous dit l’auteur. L’humain change avec la société qu’il habite. Et donc on ne peut pas parler du progrès technique soi disant ‘positif’ sans évoquer la régression de l’humain qui l’accompagne. Tout élan de renouvellement émancipateur devra aller à l’encontre de « l’existence vouée à l’air conditionné, aux chromes et à l’accumulation de gadgets que l’on considère aujourd’hui comme désirable et civilisée »dit l’auteur en citant Orwell qui avait déjà posé le problème ainsi il y a plusieurs décennies…
Dans cette perspective, il s’agit bien d’une critique du capitalisme et de l’humanité que celui-ci produit. Ardillo nous rappelle l’évidence que « la technique commence à pénétrer toutes les sphères de la vie et de la société. Et elle finit par modifier la nature de toutes les activités jusqu’à ce que la société s’identifie avec l’organisation technique. » (citation de J. Ellul). Il faut refuser l’idée que des destructions opérées par le capitalisme puissent mécaniquement naître une régénération sociale. L’auteur cite Prudhommeaux qui disait que « l’affirmation d’une liberté en dehors de tout déterminisme, et la physiocratie, c’est à dire la reconnaissance du ‘pouvoir des choses’ et de limites à notre action, constituent deux pôles nécessaires de la pensée émancipatrice qui doivent constamment être associés et mis en tension. » On est loin des sempiternelles ‘conditions objectives de la révolution’ assénées par les marxistes pour justifier que … – la révolution ? mais on s’en rapproche – …alors, accompagnons le mouvement ! José Ardillo est plutôt dans « ce courant libertaire qui s’est opposé à la doctrine dialectique du marxisme [et] se méfie des lois de l’histoire, de l’idée même de progrès, [qui] tente d’appuyer la révolution sociale à partir d’expériences constructives qui alimentent le nouvel esprit de transformation. » Comme Prudhommeaux il relève que « tout travailleur intelligent ne tardera pas à abandonner l’usine pour rechercher une occupation et des conditions de vie plus en accord avec ses qualités humaines. » Le problème est central, et il n’est pas nouveau. Bakounine se gaussait déjà de Marx auquel il reprochait de considérer les artisans et autres prolétaires qui avaient choisi de quitter l’usine comme des ‘petits bourgeois’ et n’accordait aucun sens politique à cet éloignement de l’activité aliénante de l’usine et du salariat. Comme si c’était une réaction ‘petite bourgeoise’ que de refuser la condition d’ouvrier de la grande industrie !
« La question cruciale, comme le disait Orwell : comment concilier liberté et organisation ? » On n’est pas près d’y trouver réponse. Se peut-il qu’enserré dans le corset de la production, de la gestion, de la consommation, les humains trouvent une voie pour l’émancipation ? Pour beaucoup de ces gens de gauche qui aperçoivent une voie dans le développement de l’État aux dépens du secteur privé (…tant qu’ils ne sont pas au pouvoir !), J. Ardillo précise que c’est « l’impasse d’une vie assistée dans toutes ses dimensions. » Le problème n’étant pas de substituer à une part des mécanismes de la concurrence capitaliste une part de gestion ‘rationnelle’ assumée par une caste de gestionnaires, aussi compétents soient-ils. Ce qui empêche de trouver les voies de l’émancipation, ce n’est pas seulement la libre concurrence (…‘non faussée’ ! ), c’est aussi la méga machine qui broie les individus et les peuples par souci de rentabilité ou de rationalité. Les deux sont d’ailleurs présentés aujourd’hui comme allant de pair par les gens au pouvoir. Les ‘contestataires’ qui veulent croire qu’en renforçant l’État on parviendra à libérer l’humanité des ‘absurdités’ et du désordre liés à l’organisation capitaliste ne voient pas qu’en fait, « tous s’en vont droit à l’abîme » donc eux-mêmes comme les capitalistes …mais par des moyens différents, ajoute l’auteur en citant Aldous Huxley.
On ne s’étonnera pas que le livre ne conclut pas … Mais ceci est notre avis ! Le ‘pas de côté’ conceptuel qu’il entreprend et qui est nécessaire suffira-t-il pour entreprendre ‘en pratique’ le nécessaire pour s’en sortir ? Ellul dans son Autopsie de la révolution n’était pas optimiste. Et notre auteur, qui fait dans son livre un résumé très intéressant des positions exposées par Ellul, semble partager ce pessimisme. « Il est indispensable de rompre avec la majeure partie du passé révolutionnaire dont nous héritons. Le mythe du progrès a tué l’esprit révolutionnaire et la possibilité d’une prise de conscience de la nécessité révolutionnaire actuelle. » On ne peut être plus clair. Et donc pour accéder à « la révolution nécessaire, il faut avant tout se rebeller et s’opposer, nier la société dans son ensemble. » Autant dire aller au-delà de la vitesse de la lumière. Car déjà la conscience immédiate de ‘quelque chose qui ne va pas’ dans notre monde capitaliste globalisé, notre société industrielle, n’est pas acquise pour tous alors une conscience aussi « abstraite » qui consiste à aller « à la racine du problème » et qui demande un effort énorme s’accomplissant avec lenteur l’est encore moins… La révolution nécessaire « n’a aucune chance pour elle », dit Ellul. Constat désolant certes, mais assez réaliste. On pourra conclure ici, quant à nous, que, comme le mouvement se prouve en marchant, on ne prouvera que la ‘révolution nécessaire’ est possible qu’en la faisant.