Henri Pena Ruiz ? Un nom que l’on voit souvent. De toute évidence, de gauche… Souvent dans des controverses sur l’argent mal gagné par le patronat, la politique mal vécue par le petit peuple, etc. Notre philosophe est venu à Béziers le samedi 23 septembre 2017. Ce fut l’occasion de le découvrir pour ceux qui, comme moi, ne le connaissaient pas.
Le sujet de sa conférence est : la solidarité. D’emblée, on s’engage dans un vibrant éloge de celle-ci. Certains n’ont pas de quoi se nourrir, se loger, se soigner et d’autres en ont tellement qu’ils ne savent qu’en faire. Il faut satisfaire les besoins de tous ! Que chacun soit soigné, par exemple, selon ses besoins, pas selon ses moyens ! On invoque pour cela Rousseau. L’homme du Contrat Social qui disait, selon Pena Ruiz, qu’il y avait deux fondements de la ‘nature humaine’ : la conservation de soi d’une part et, d’autre part, la pitié pour ses semblables – par ce deuxième fondement, il faut comprendre que le malheur qui tombe sur mon semblable est ressenti comme s’il tombait sur moi. De ce fait, l’option politique que le philosophe des Lumières défendra et qui aboutira – toujours selon Pena Ruiz – à la Révolution Française quelques décennies plus tard, c’est, puisqu’il n’y a plus, à partir de celle-ci, ni nobles ni roturiers, la solidarité entre les humains qui sont devenus semblables. On parlera ensuite de Victor Hugo et de son exil où il se clamait solitaire-solidaire. Celui-ci cria : ‘Vive le Portugal’ quand les portugais abolirent la peine de mort. On finira avec l’inévitable Conseil National de la Résistance et les Trente Glorieuses qui ont suivi.
Il a beaucoup parlé du mouvement des idées depuis l’époque des Lumières jusqu’à nos jours. La surprise, c’est qu’à chaque fois il fut question de l’humanité, de la France et des français, très rarement des luttes entre ces diverses parties du peuple qu’on appellent les classes sociales. Le ton de la conférence était bizarrement celui d’un moraliste. Ajoutons tout de suite que ‘moraliste’ n’est pas pour moi synonyme d’illusionniste. Mais ça semblait étrange de parler des inégalités, de les dénoncer, de dire que la solidarité avec les plus démunis devait être mise en place, sans parler des classes qui ont lutté contre leur relégation et ont avancé des idées dans leur combat. J’avais lu avant d’entrer dans la salle le titre d’un de ses livres : « Marx, quand même. » Eh bien, ça ne ressemblait pas vraiment à Marx. D’ailleurs, celui-ci n’a pratiquement jamais été cité !
Le système social et politique défendu par Pena Ruiz semblait tenir exclusivement dans cette solidarité qu’il revendiquait comme nécessaire et indispensable. Dans ces conditions, il en vient vite à l’idée que cette société solidaire amènerait un ensemble de mesures qui permettraient de panser les plaies des démunis en puisant dans les ressources des nantis. Ce serait bien évidemment à l’État de pratiquer cette préemption et cette distribution. Il clama que cette solidarité était normale, naturelle, que l’humanité avait produit tant de merveilles qu’on semblait avoir perdu de vue l’essentiel, à savoir que l’économie devait – était faite pour ! – servir l’humain. Or, dans nos sociétés ‘individualistes’, chacun se servait et oubliait les autres, …oubliant ainsi l’essentiel.
De sorte qu’au bout d’un moment on pouvait se demander de quelle société il parlait, quelle société il critiquait … d’un monde rêvé ou bien de celui qui est le nôtre ? En effet, il est étonnant d’entendre dire que le but de l’économie est la (re)distribution de ses fruits. « Greed is good » 1, disaient les financiers américains il y a peu. Et l’on voit mal comment il serait possible de dire – aujourd’hui comme hier – que les « entrepreneurs » sont mis en mouvement par leur désir de distribuer leurs bénéfices aux nécessiteux. Pour Adam Smith déjà, qui passe pour un homme des Lumières, ce n’est pas pour autrui que l’entrepreneur fabrique et vend ses marchandises mais pour satisfaire son propre intérêt. Et les tenants de cette idée avancent que cet ‘égoïsme’ profite à la société toute entière car il élève le niveau de vie de tous. Plus ou moins, n’est-ce pas ? pourrait-on rajouter. On peut aussi rappeler l’exemple concret des produits à obsolescence programmée qui ne tendent qu’à enrichir celui qui produit. De même, les OGM sont selon certains analystes faits pour capturer la clientèle des paysans en les obligeant à se (ré)approvisionner auprès des multinationales qui les fabriquent – ce qui n’exclut pas qu’ils soient, en plus, toxiques ! En fait, pour Pena Ruiz les choses sont plus complexes. D’un côté, les producteurs produisent et, de l’autre, la société politique doit prendre en charge cette solidarité et organiser cette distribution à tous. Il n’a rien contre le fait de produire des richesses, a-t-il dit et répété, mais il faut que l’État les redistribue. C’est sa nature et tous devraient le comprendre. Et l’on en arrive à l’idée pas si neuve – puisque c’était déjà celle des sociaux démocrates dès la II° Internationale à la fin du XIX° s. – de ‘tondre les riches’ quand le ‘parti des travailleurs’ serait au pouvoir – entendons : le parti de ceux qui sont en bas de l’échelle sociale, de ceux dont il faut satisfaire les besoins parce qu’ils n’ont pas les moyens de les satisfaire eux-mêmes. Depuis, beaucoup de partis ayant cet objectif de ‘ponctionner les riches’ pour assurer la ‘justice sociale’ sont arrivés au pouvoir, ont géré une société restée capitaliste mais en avantageant les plus pauvres. Notamment dans les pays scandinaves pendant des décennies. Mais l’exemple des partis sociaux démocrates est une chose, un exemple plus probant aux yeux de Pena Ruiz est celui du Conseil National de la Résistance en France : il l’a cité car celui-ci contenait en son sein des sensibilités politiques très diverses – depuis les royalistes jusqu’à la gauche de gauche ! De sorte que la voilà, l’universalité clamée par Pena Ruiz. Tout le monde devrait être, comme eux l’ont été, d’accord pour permettre au capitalisme de se développer – ça, on n’en parle même pas tant c’est évident ! – mais, aussi et surtout, à opérer la redistribution des richesses qui permettra aux plus pauvres de se soigner, de manger à leur faim, de se bien loger, etc. Après la question d’un auditeur il répondra qu’il est partisan d’un système mixte où, d’un côté dans la sphère économique on peut produire et s’enrichir mais, de l’autre, on doit canaliser tout ça de sorte que les plus démunis ne soient pas exclus et profitent des bénéfices acquis dans les domaines de la santé, du logement, etc.
Finalement, il reprend pour son compte une idée dont le XX°s a montré à quel point elle ne pouvait fonctionner et qui est rejetée clairement depuis quelques décennies par les ‘gens d’en bas’ 2 eux-mêmes. Celle portée en France par la gauche qui assume une économie libérale et, au moins dans les discours, prône la solidarité avec les nécessiteux. Et, si cette idée a montré son inefficacité, c’est bien parce que ce qui pousse la classe entrepreneuriale n’est pas, ni en théorie ni en pratique, le bien commun * – comme pourrait le laisser penser la conférence de Pena Ruiz – mais bien l’intérêt particulier de chacun de ces entrepreneurs. De sorte que, le monde étant régi par la logique de l’accumulation capitaliste, il est aujourd’hui de moins en moins possible de contraindre les capitalistes à partager leurs bénéfices. « Nous vivons dans un monde capitaliste, dans lequel il faut être plus compétitif et plus rentable que les autres. Si une technologie permet de réduire les coûts du service, sans pour autant diminuer la qualité, une entreprise n’a pas d’autre choix que de s’y mettre ou de mettre la clé sous la porte. Car les concurrents, eux, n’hésiteront pas. » 3 Ce n’est pas forcément un hasard si c’est le capital financier qui a pris un essor considérable depuis ces dernières décennies. Il semble bien qu’une logique ‘économique’ ait poussé les choses dans cette direction. Investir son argent est peut-être aujourd’hui la meilleure façon de gagner …de l’argent ! Pourquoi alors produire ? pourraient dire ces capitalistes financiers. D’autre part, la concentration entre les mains d’immenses entreprises multinationales de cette puissance économique a suivi une logique économique et non pas celle du bien commun ou de la solidarité envers les démunis. Alors comment faire un lien entre cette évolution lourde du monde et une volonté assez idéaliste de solidarité ? Là est la question : Pena Ruiz dira qu’il a construit sa conférence en pensant à la nécessaire solidarité, que penser la critique sociale globale et surtout la critique de l’économie, c’était autre chose. Qu’il ne voulait pas traiter lors de cette conférence. Peut-on dissocier ces deux aspects de la réalité sociale ? On nous permettra d’en douter. A moins de verser dans un idéalisme éthéré, voire contre productif comme l’ont été – dans le long terme – les social-démocraties qui ont accédé au pouvoir.
Ajoutons tout de même qu’on n’a guère abordé le problème ‘écologique’ : comment pourrait-on mieux appréhender l’impasse dans laquelle nous nous trouvons qu’en constatant que la nature a toujours été envisagée comme un grenier où on pouvait puiser – et même faire quelques dégâts – sans vraiment se soucier. La plupart des sociétés pré-industrielles se souciaient de ne pas détruire l’environnement. Elles n’ont pas toutes été aussi étourdies que les pascuans qui ont détruit l’île de Pâques sur laquelle ils habitaient. Dans l’excellente revue Entropia les auteurs d’un article 4 rappellent que les pouvoirs sous l’Ancien Régime donnaient la priorité aux populations, pas aux industriels pollueurs ; ceux-ci ont souvent été obligés de quitter la capitale qu’ils souillaient, poussés dehors par les commissaires du Roi, eux-mêmes poussés par les parisiens. Évidemment, c’est à partir du XIX°s que les choses changent et qu’on accorde la priorité à ceux qui ‘créent de la richesse’ au détriment des autres. Là aussi, on pourrait dire que ce n’est pas l’humanité entière qui ‘détruit la planète’ mais bien le capitalisme. On aurait bien tort de confondre les nombreux sous groupes d’une même société dont les intérêts sont contradictoires, à la société elle-même. Pena Ruiz n’a fait – ce soir-là – que reprendre certains poncifs de l’écologie la plus insipide. Mais aujourd’hui l’erreur la plus totale qui est faite sur ce thème de l’écologie, c’est bien de dire que nous sommes tous également pollueurs et que nous devons nous serrer la ceinture tous en chœur pour sauver la planète. 5 Malheureusement, la volonté de Pena Ruiz de parler seulement de solidarité en excluant d’avoir une vision globale nous fait tomber dans ce type d’errements.
1 « L’avidité, c’est bien ! »
2 l’expression vulgarisée par le géographie Ch. Guiluy : ‘la France d’en bas’ s’est imposée depuis peu.
3 cité dans le livre de Tiffany Blandin : « Un monde sans travail. »
4 Revue Entropia n° 15 l’article de Thomas Leroux : Comment industrialiser la France ? P 105
On conseillera sur ce sujet le livre : « Une autre histoire des Trente Glorieuses » de Céline Plessis, Sezin Topçu, Christophe Bonneuil.
5 Nous conseillerons aussi volontiers la lecture de l’article : http://faut-le-dire.over-blog.com/pages/Capitalisme_et_totalitarisme_De_la_contrainte_dans_une_societe_industrielle_La_nature_la_technologie_le_totalitarisme_et_la_democratie-7528283.html
* Dans la communauté on est lié à peu de gens (nos proches, nos voisins) de manière durable et personnelle, ce qui fait que ces liens sont vecteurs de solidarité concrète : en cas de besoin, on se rend service plus volontiers. Non pas que les gens étaient autrefois plus généreux, mais parce qu’ils se connaissaient personnellement et dépendaient les uns les autres de multiples manières ce qui empêchait de réduire autrui à une fonction sociale (…)
Ce n’est bien sûr pas le cas avec le boulanger du supermarché, qui s’incarne dans une fonction sociale (faire du pain) aussi bien aux yeux de son patron que de ses clients, eux-mêmes réductibles dans l’espace aseptisé du supermarché, à leur fonction de consommateurs solvables. Entre les uns et les autres rien ne pousse à la solidarité. Car dans la société moderne on est dépendant de plein de gens de manière purement fonctionnelle et impersonnelle. (…) La rationalisation sociale (…) c’est justement cette transformation anthropologique due au fait que le dispositif social moderne pousse au calcul utilitariste et égoïste.
Aurélien Berlan _ Retour sur la « Raison dans l’Histoire » _ Entropia n° 15 pages 51 à 63.